Jean-Michel Guy - juillet 2022
Andrea Salustri, manipulateur de matière humaine
Andrea Salustri fait partie, au sein du cirque contemporain, d’une génération très singulière d’artistes, qui compte chaque année de plus en plus de représentants (souvent révélés et distingués par le dispositif européen circusnext) même s’ils restent rares : les penseurs.
Ayant fait des études supérieures –et très souvent en philosophie, comme c’est le cas d’Andrea- en parallèle à une pratique artistique (la danse et le jonglage chez lui), ils en arrivent un jour à concilier leur double approche du monde dans des œuvres à la fois « sensibles » et « conceptuelles ».
Qu’on ne se méprenne pas : d’autres artistes, à commencer par l’immense Johann Le Guillerm qui revendique haut et fort sa « science de l’idiot », n’ont pas eu la chance, en leur temps, ou simplement l’envie, au nôtre, d’aborder le monde avec des outils intellectuels sophistiqués ; ils n’en produisent pas moins des œuvres importantes, qui donnent matière à penser.
Et qu’on n’aille pas non plus soupirer d’ennui par avance, parce que j’ai osé employer deux mots, « philosophie » et « conceptuel », qui renvoient à tort dans l’imaginaire commun à l’austérité des textes (ou à l’existence si rigoureuse d’un Kant), à l’angoisse scolaire de ne pas savoir penser comme il faut, à l’altérité d’une élite coupée du monde, à tout en somme sauf aux plaisirs simples de la vie.
Qu’on se rassure, si besoin : Materia, cette première œuvre d’Andrea pour salles de théâtre, ne nécessite pas le moindre bagage intellectuel, et l’on pourra en sortir, si besoin, aussi ingénu qu’on y sera entré. En ayant simplement éprouvé un intense plaisir !
Alors, à quoi bon évoquer le « concept » ? Ne suffit-il pas de dire qu’Andrea est un grand jongleur, doublé d’un excellent dramaturge ? Une description sommaire du spectacle pourrait suffire : un homme soumet des plaques de polystyrène à des épreuves physiques, comme peut-être le ferait un ingénieur en laboratoire ; elles oscillent entre deux ventilateurs, flottent dans l’air, se brisent en mille morceaux, envahissent l’espace, débordent même le « laborantin », qui fait face comme il peut à leur fantasque autonomie.
Je pourrais complexifier la description, ajouter certains effets de lumière, certains objets, voire « raconter » par le menu l’intégralité du spectacle, geste par geste, elle n’en resterait pas moins rudimentaire : un homme « sans caractère » (sans psychologie apparente) imprime à une matière, le polystyrène, des mouvements qui déclenchent une forme de chaos, obligeant l’homme à réagir.
Cette description seule suffit-elle à résumer la pièce ? En constitue-t-elle l’écriture ? Je vais dans un instant tenter une réponse, mais dois d’abord signaler que Materia a été choisie par les adhérents au projet européen « The Sphere », à l’issue d’un complexe vote en ligne, parmi un ensemble d’œuvres candidates, comme première expérience, inédite, de « remontage » : d’autres artistes s’engagent, avec l’approbation de l’auteur (mais nul ne sait encore jusqu’à quel stade de réprobation) à « mettre en scène » Materia (les guillemets pour dire qu’il pourrait ne pas y avoir de scène) selon ce qu’ils perçoivent ou retiennent de l’œuvre, et pour lui donner une extension personnelle. Cette expérience interroge les notions de répertoire et d’archive, d’écriture et d’interprétation, d’autorat individuel et d’appropriation collective.
Revenons-donc un instant à ma sommaire description : un homme ? Une fonction plutôt semble-t-il, de « laborantin » comme je l’ai suggéré, et qui pourrait être assumée tout aussi bien par une femme, un enfant, un être humain en somme, non par un robot (mais qui sait ? des interprétations numériques de l’œuvre ne seraient-elles pas en mesure d’interroger ce présupposé ?). Le polystyrène ? Non. Ce n’est pas cette matière qui compte dans l’œuvre, mais comme le titre même l’indique : LA matière ou UNE matière. Du jaune d’œuf ? De la porcelaine de Chine ? De la boue ? Mes exemples ne sont pas si naïfs : tout cela a déjà été fait, car Andrea Salustri ne fait que donner un nom à un mouvement qui le précède, qui a vu la notion d’objet jonglable s’étendre à celle de matière. Néanmoins, il semble que le vent –ou peut-être tout autre phénomène naturel que l’être humain croit en vain discipliner- soit nécessaire à « l’autonomie de la matière ».
Mais il faut à ce stade que j’introduise une réflexion sur la notion de nouveauté : Andrea synthétise à merveille dans Materia des idées qui ne sont pas si neuves dans le monde du jonglage, comme celle de la déconstruction du rapport entre l’objet et la personne qui le manipule, et ses implications dramaturgiques sur un public, comme la notion même de technicité, et les notions voisines de contrôle et de virtuosité, et donc, bien sûr, les notions-mêmes d’objet et de matérialité de l’objet. Son apport singulier vient du fait qu’il a pris le temps de rencontrer Jérôme Thomas – et sans doute avec moins d’a priori que des jongleurs français terrorisés par « Dieu » – et que fort de sa « distance philosophique » il a su mettre en perspective des idées éparses.
Si jeune et déjà si lourd du passé : nul doute n’est permis sur son futur, qui, au pire, s’exténuerait dans la répétition d’une formule, et au mieux va nous offrir des ouvertures « sensibles et conceptuelles » inédites.
Le sait-il lui-même ? Parti d’un programme dramaturgique terriblement actuel, de « son » époque, qui veut le quasi-effacement de l’auteur, la proximité avec le public, la présence avant la signification, la modestie devant le sens – et bien sûr la déconstruction des codes et des agrès-, il finit par toucher des gens de « mon » époque, par la puissance métaphorique, et non simplement par la seule présence. Son époque et la mienne ? Non, la nôtre. La même. Soumise à la même perplexité, à la même crainte qu’il y a 40000 ans face à l’inconnaissable.
Détaillons-un peu. « Perte de contrôle contrôlée » (Controlled loss of control) : tel est le titre tout à fait pertinent qui a été donné, j’imagine par Tom Mustroph lui-même, à son entretien avec Andrea Salustri pour l’édition de Theater der Zeit consacrée au cirque contemporain. C’est une magnifique synthèse des recherches actuelles en jonglage contemporain, qui depuis belle lurette n’envisage plus la chute des objets ou l’accident comme une honte à éviter à tout prix mais comme une donnée de base, inexorable et positive, de la jonglerie, tout en continuant à prôner une forme de virtuosité, ou du moins de dépassement des limites. Le rapport du jongleur à ses objets (en scène du moins) est lui-même devenu une donnée de base, et Andrea Salustri s’inscrit dans un mouvement que je qualifierais volontiers de « marionnettique» (mais ce n’est pas forcément sympa pour les marionnettistes, qui cherchent aujourd’hui volontiers l’inverse), d’effacement du manipulateur « derrière » les objets, et pour que l’attention du public se porte uniquement sur « la vie des objets » et non sur celui ou celle qui la leur confère. Cette attitude de « retrait » du manipulateur, qui semble un simple officiant, est particulièrement requise par les œuvres de « jonglage graphique », qui systématisent une tendance très ancienne (en particulier chez les jongleurs de feu) : la création de dessins, de formes changeantes, si hypnotiques ou si « visuellement belles » qu’on en oublie la personne qui les crée et les accomplit. Mais on n’oublie jamais la présence du manipulateur dans Materia. Elle semble tue, elle se fait discrète, et jamais la moindre ressource du théâtre classique (le personnage, le récit) ne semble compromettre le programme purement performatif. Et pourtant, c’est cela qui advient : on s’identifie à l’expérimentateur au moins autant qu’à la vie des objets, et y compris en termes psychologiques (va-t-il réussir ? comment va-t-il réagir s’il ne réussit pas ?), on ne peut s’empêcher de guetter la fragilité et la vanité humaine, alors même et parce que « l’acteur » en scène ne se départit jamais d’une attitude neutre, technique et formelle face aux événements qui l’assaillent, et qu’il a provoqués. Nous voyons le polystyrène, certes, mais surtout le jongleur, et plus encore l’auteur qui a orchestré tout cela, en un mot le démiurge.
C’est comme si l’effacement programmatique du jongleur « derrière » l’objet avait pour effet l’exact inverse – son dévoilement. On voit qu’on est ici à cent lieues du programme dramaturgique inverse, qui veut la connivence permanente avec les spectateurs, le « regard public », le jeu quasi-clownesque que provoque le partage de l’innocence et de la culpabilité. Chez Andrea Salustri, et conformément à une esthétique formaliste qui fait dépendre le sens de la seule forme, il ne fait pas le moindre doute que le propos du spectacle est l’humain, saisi à un haut degré de généralité plutôt que dans l’exhibition de ses tares sociales. Les spectateurs et les spectatrices projettent nécessairement leur « imaginaire » (qui est, je pense, toujours narratif) sur une pièce de ce genre, non tant pour combler les lacunes du sens chères à Godard (une narration à trous invite à les combler), et qui font tout le sel de la poésie, mais pour comprendre ce dont il retourne.
Ce n’est pas une « prise de tête », mais tout de même les premiers moments de Materia suscitent la même perplexité intellectuelle que ceux de Maison-mère de Phia Ménard : on suppose un dessein, sans pouvoir le deviner, on assiste à une forme de combat entre l’être humain et la matière, certains malgré tout par avance que l’être humain vaincra, on ne sait trop si le spectacle est une « performance » plastique ou une pièce de théâtre.
Comme le contrat spectatoriel n’est pas très clair, même si le propos de la lutte entre l’être humain et la matière semble indubitable, nous oscillons. Comme la plaque de polystyrène.
En réalité, Andrea Salustri nous ballade. Il devient de plus en plus clair qu’un drame se joue, dont nous sommes les témoins, les victimes, voire les acteurs par notre statut même de spectateurs, et il ne faut en réalité pas beaucoup d’imagination pour saisir que l’apocalypse est en train d’advenir. Vient-elle du polystyrène, cette création humaine qui se retrouve aujourd’hui dans la chair des poissons et dans nos estomacs, ou plus profondément de notre rapport avec la matière ?
Cette pièce poétique ouvre des gouffres, nous fait basculer d’un état de visiteur de musée pris au piège d’une toile insolente à celui d’un enfant insouciant qui joue avec le feu. Elle est matérialiste et même hypermatérialiste, si l’on entend son titre comme un programme politique : il n’y a plus d’évasion possible, dans les illusions de la représentation théâtrale, ou religieuse, ou Instagram ou de quelque croyance que ce soit. Il y a d’abord la matière, la matérialité des choses, la matérialité de l’humain, l’évidence du vent – et par métonymie, des cyclones, de la fonte des glaces, des canicules.
Andrea Salustri ne cherche pas en réalité la perte de contrôle, à l’inverse de certains de ses confrères et consœurs, qu’attirent, dans le même but d’une réconciliation avec la Terre, d’autres philosophies du « lâcher prise ». C’est un auteur très méticuleux, précis, et forcément retors, qui sait manipuler, à travers notre fascination pour l’objet, bien plus que des objets, nous.
Attention ! Magicien !